Note : Pour une première fois, je publie dans mon blogue une critique de livre, Fabrications, de Louis Hamelin. C’est bien sûr le sujet, la Crise d’octobre 1970, qui m’a toujours intéressé — à l’instar de l’auteur Hamelin — qui m’a incité à vous proposer la lecture de ce texte.
Jacques Bérubé
Fabrications
Essai sur la fiction et l’histoire
Louis Hamelin
Les Presses de l’Université de Montréal
Fabrications ? Fascinations ? Fabulations ? La crise d’Octobre 1970 est tout cela pour Louis Hamelin. Louis Hamelin, à mon humble avis, l’un des plus talentueux écrivains du Québec, connaît à fond son sujet, pour l’avoir fouillé et refouillé sous tous ses angles et toutes ses coutures. Est-ce que son plus récent ouvrage, Fabrications, titulaire du Prix de la revue Études françaises 2014, révèle pour autant des secrets camouflés sur ce qui est, dans les termes de l’auteur, « au choix, un des évènements politiques les plus importants du Canada au XXe siècle ou bien, avec ses deux otages et son unique trépassé, une crisette insignifiante » ? De façon claire et irréfutable, non, mais c’est un bel essai, dans les deux sens du terme.
Fabrications est le retour de Louis Hamelin sur ses années 2002 à 2010, où il a fait la recherche et l’écriture de son excellent roman La constellation du Lynx, paru chez Boréal. Et son récit est passionnant! Avec le recul, l’auteur fait maintenant davantage la part entre ce qui est fiction et ce qui est histoire. En fait, il vit au cœur d’une confrontation quasi-constante entre Hamelin le Romancier et Hamelin le journaliste et l’historien — ce qu’il se défend bien d’être, malgré l’éminent travail de recherche accompli — et cette confrontation est illustrée de façon délicieuse, à la limite de l’autodérision, par des discussions animées, voire agressives, entre Hamelin l’auteur et celui qui le personnifie dans La Constellation du Lynx, Samuel Nihilo — anagramme de Louis Hamelin.
Louis Hamelin considère maintenant la possibilité que certaines de ses sources aient pu être des affabulateurs qui exagéraient leur rôle dans la crise, quand ils ne l’inventaient carrément pas. Il reconnaît aussi que certaines théories développées en fiction dans son roman — mais qu’il a parfois défendu comme étant véridiques dans des entrevues ou des lettres ouvertes — peuvent prendre l’eau. C’est particulièrement le cas de celle de « l’agent double livreur de poulet Benny BBQ », qui s’est rendu à la maison de la rue Armstrong, à Saint-Hubert, où était détenu le ministre Pierre Laporte. Ledit livreur était un petit-cousin d’un policier de l’escouade antiterroriste de la police de Montréal qui aurait fait du grabuge à un procès de felquistes qui se déroulait la journée même de l’enlèvement de James R. Cross, le 5 octobre 1970. Et, contrairement à ce qui a été dit — et montré dans le film Octobre, de Pierre Falardeau), sa livraison au repaire de la rue Armstrong aurait eu lieu avant le rapt. C’est bizarre, incongru, mais cela fait-il pour autant de ce livreur un agent double ? Et si oui, de quel bord jouait-il, police ou FLQ ? Hamelin ne se prononce pas, mais il a le mérite d’avoir mis au jour cette histoire étrange.
Une autre théorie à laquelle l’auteur de Fabrications a toujours tenu est celle qui veut que la maison voisine de celle où était détenu le ministre Laporte ait servi de lieu de surveillance policière et que, de fait, les autorités savaient où se trouvait l’otage. De là à dire que le ministre ait pu être sacrifié pour porter un coup mortel au mouvement indépendantiste en démonisant le FLQ, qui bénéficiait alors d’un certain courant de sympathie dans la population, après deux enlèvements faits sans trop de violence et la lecture de leur manifeste sur les ondes de Radio-Canada, il n’y a qu’un pas. Sans lui-même faire ce pas, Louis Hamelin invite tout de même ses lecteurs à se questionner sur cette possibilité, ce qui, en soi, représente un bel incitatif à une réflexion plus approfondie sur ces pages de notre histoire.
Là où je diverge plus particulièrement d’opinion avec Louis Hamelin à propos de la crise d’Octobre, un sujet que j’ai aussi beaucoup étudié pour les fins du scénario du film La Maison du pêcheur, c’est dans la perception que nous avons du rôle de la police et de l’armée dans les évènements d’Octobre 1970. Lui croit que l’armée et le gouvernement fédéral ont manipulé les felquistes et ont contrôlé le déroulement de la crise en prenant pratiquement en otage le gouvernement du Québec. Sans rejeter cette thèse, je crois plutôt que les dérapages d’octobre relevaient davantage de l’incompétence et du manque de préparation des forces policières du Québec devant ce type d’évènements. L’absence de coordination de la part des haut gradés comme le chef du renseignement de l’escouade antiterroriste, Julien Giguère, un crétin notoire et manigançeux qui défendait toujours, en 2010, l’arrestation de poètes et d’artistes comme la chanteuse Pauline Julien, « en raison des paroles de ses chansons », a aussi joué.
Fabrications gravite dans la nébuleuse de La constellation du Lynx, l’un des plus intéressants ouvrages à s’être inspiré d’Octobre 1970, quand on le prend comme ce qu’il est : un roman de fiction inspiré de faits réels. On est des années-lumière devant des ratages comme le livre L’exécution de Pierre Laporte : les dessous de l’Opération Essai, de Pierre Vallières, et le documentaire La liberté en colère, de Jean-Daniel Lafond, qui ne va nulle part, mais qui a tout de même le mérite d’avoir permis une discussion profonde entre le même Vallières et son camarade de combat, le Bicois Charles Gagnon, qui avaient coupé les ponts depuis longtemps.
Fabrications est une incontournable lecture pour quiconque s’intéresse à cette partie sombre et mystérieuse de l’histoire sociopolitique du Québec, la crise d’Octobre 1970.