Ils étaient l’Amérique
DE REMARQUABLES OUBLIÉS TOME 3
Serge Bouchard
Marie-Christine Lévesque
LUX
« L’histoire écrite par les vainqueurs coloniaux relève presque toujours de la fabulation et du mensonge coupable. Le criminel se justifie, il habille de vertu ses actes inavouables. » [1].
« Quand cela fait notre affaire, on refuse à certains évènements historiques en particulier le droit de passer à l’histoire. » [2]
Ces deux phrases, que l’on retrouve dans les dernières pages d’Ils étaient L’Amérique, de Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque, résument parfaitement l’essence de ce livre de mémoire : montrer comment on nous raconté des histoires échafaudées, souvent basées sur des massacres, pour faire des « Indiens » des êtres ignorants et malfaisants et, du même coup, donner le beau rôle aux « découvreurs » blancs qui évangélisaient et éduquaient les méchants sauvages pour les sauver. S’il y a un véritable massacre que l’on peut aujourd’hui déplorer, c’est bien celui de l’histoire… par des historiens. Ces commis des États coloniaux et dominateurs ont durant des siècles camouflé la vérité et enjolivé l’histoire à la faveur de ceux de qui ils étaient à la solde, trahissant ainsi la nature même de leur profession.
Bien sûr, on savait déjà que l’histoire du Canada qui nous a été racontée quand nous étions enfants, toute blanche d’un côté et toute noire de l’autre, était un tissu de mensonges et d’omissions. Puis, à la fin du XXe siècle, un certain revirement, plus ou moins heureux, s’est opéré : les colonisateurs français et anglais étaient devenus les vilains qui avaient abusé des bons et pauvres Autochtones, naïfs et confiants devant l’envahisseur, en leur échangeant des pacotilles contre des pelleteries de toutes sortes et en fomentant la guerre entre les nations.
Serge Bouchard remet ici les pendules à l’heure, avec humanisme et respect — pour qui en mérite. Les Autochtones n’étaient pas que des guerriers redoutables, ils étaient aussi de très bons négociateurs pour monnayer leurs fourrures dans les postes de traite et défendre leurs droits. Ils étaient L’Amérique est un livre sociographique extrêmement riche en détails historiques et en données ethnographiques. Le nombre de nations et de grands personnages autochtones — Anadabijou, Kondiaronk, Tessouat, Membertou, Pontiac — qui sont nommés dans ce livre nous met cruellement en face de l’ignorance que nous avons de l’histoire des Premières Nations d’Amérique du Nord.
Si ce livre a été écrit par Serge Bouchard, il est aussi fort justement attribué au travail de recherche de sa muse et complice de vie, Marie-Christine Lévesque. Et, comme l’écrit son éditeur Mark Fortier, « il a grandi dans la douleur des pertes [3] », car Marie-Christine est décédée du cancer en juillet 2020, dans des circonstances cruelles, en pleine pandémie de Covid-19, ce qui empêchait Serge et leur fille Lou de lui rendre visite à l’hôpital.
Il est difficile d’imaginer dans quel état d’esprit Serge Bouchard a écrit Ils étaient L’Amérique, à la fois miné par la perte de son amoureuse et animé par la volonté de livrer une œuvre posthume qui serait à la hauteur de la qualité de son travail de recherche et ce, alors que sa propre santé déclinait. Bouchard évoque d’ailleurs les « trahisons du corps » [4] pour parler de la mort de Champlain, en 1635, et de Tessouat l’année suivante. Mais comme rien n’est dit dans le livre à propos de la déchéance de la santé de ceux-ci, on peut présumer que Bouchard utilisait cette expression pour nommer sa propre dégénérescence physique, qui le mènerait bientôt à la mort.
Serge Bouchard et Marie-Christine Lévesque ont été des « nettoyeurs » de l’histoire. Mais il faut beaucoup de travail et d’engagement et surtout de temps pour ramener la vérité à la surface. Un exemple probant de cela : bien que le général Jeffery Amherst soit reconnu depuis longtemps comme un criminel de guerre ayant utilisé de tactiques innommables pour exterminer des Autochtones, il aura fallu attendre jusqu’en 2019 pour que Montréal change le nom controversé de sa rue Amherst par Atateken — en mohawk, fraternité; frère et sœur — et jusqu’en 2023 pour que Gatineau fasse de même et renomme la sienne Wìgwàs — bouleau blanc, en anishnaabemowin — à la demande d’aînés de la Première Nation Kitigan Zibi.
Et il ne fait nul doute que leur travail de vérité et de dénonciation a aussi contribué à ce que le conseil municipal de Montréal décide de ne pas remettre en place la statue de John A. McDonald, un raciste notoire, dont la tête de pierre avait roulé au sol lors d’une manifestation. Et à Ottawa, la promenade Sir-John-A.-Macdonald portera bientôt le nom algonquin Kichi Zībī Mīkan, qui signifie chemin de la grande rivière.
L’éditeur termine le livre sur deux mots qu’on peut dire à la base de tout le travail de Serge Bouchard et de Marie-Christine Lévesque : combattre l’oubli. Mais l’oubli ne peut se combattre sans attaquer ses pires ennemis : le mensonge et la distorsion des faits historiques. C’est ce travail de vérité et de réconciliation qu’ont fait Bouchard et Lévesque. Ne l’oublions pas, car nous — et ce nous est inclusif — leur devons beaucoup.
« L’histoire à son envers, l’histoire a ses revers, mais il y aura toujours une autre façon de voir ». Que la voix chaude de Serge Bouchard racontant histoire oubliée après histoire oubliée nous demeure en mémoire. En mémoire de la vérité et en mémoire de ce grand anthropologue et de Marie-Christine Lévesque. Merci.
[1] Ils étaient l’Amérique, page 273, Bouchard, Serge et Lévesque, Marie-Christine © Lux Éditeur 2022
[2] Ibid, page 262
[3] Ibid, page 11
[4] Ibid, page 181